#Qualités: Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon)
Dans l’attente de la loi française de transposition de la directive GloBE, les fiscalistes doivent composer avec les différentes versions linguistiques de la directive. L’exercice n’est pas simple et s’apparente à bien des égards à celui du jongleur.
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1. Pour ceux qui n’ont pas encore éprouvé l’ivresse de la lecture de la directive 2022/2523 « visant à assurer un niveau minimum d’imposition mondial pour les groupes d’entreprises multinationales et les groupes nationaux de grande envergure dans l’Union » (ci-après « directive GloBE »), voici un petit précis de jonglage entre les versions linguistiques de la directive. Pour bien définir les termes employés, le jonglage se définit selon le Larousse comme le fait de « manier quelque chose avec une grande habileté, une grande aisance ». Et le Larousse de donner comme exemple, ce qui n’est pas anodin : « jongler avec les chiffres, avec la loi ». Qu’il soit bien clair, néanmoins, que l’auteur de ce précis n’a pas la prétention de maîtriser l’art du jonglage lui-même, car chacun sait qu’il est plus facile d’enseigner que de pratiquer.
2. Il n’a échappé à personne que la directive GloBE ne vient pas de nulle part. Elle constitue l’acclimatation européenne du modèle de règles échafaudé par le C adre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS dans le cadre de ses travaux sur ce que l’on a coutume d’appeler le « Pilier 2 » de la réforme fiscale internationale. La directive a donc été pensée et écrite en anglais, et non dans les autres langues officielles de l’Union européenne.
3. Une fois cette instruction respectée, il vous sera utile d’ouvrir un document Word (format A3 de préférence) ou un document Excel et de mettre en regard la version anglaise et celle de votre pays préféré, par hypothèse la France. Ne vous effrayez pas si le document vous paraît excessivement long : vous aurez dix-huit mois après la fin de l’exercice 2024 pour déposer votre première déclaration GloBE, ce qui vous laisse largement le temps de digérer les subtilités du texte, à moins que vous n’ayez décidé de confier à un logiciel le soin de l’interpréter pour vous dans le cadre de la réforme de vos systèmes d’information.
4. Les problèmes commencent avec le constat que la traduction littérale de l’anglais livre des fruits inconnus pour le juriste français. Soit la définition des « dividendes exclus » du résultat GloBE (article 16 de la directive) : les dividendes exclus, apprend-on, sont ceux qui se rapportent à une participation qui, entre autres conditions, est « la propriété économique » de l’entité constitutive. La traduction est fidèle : le texte anglais indique que la participation est « economically owned by the constituent entity ». Reste à la comprendre. Ici, votre réflexe devrait en bonne logique consister à acquérir la thèse de doctorat de Gauthier Blanluet : « Essai sur la propriété économique en droit privé français. Recherches au confluent du droit fiscal et du droit civil » (LGDJ, 1999). La difficulté à laquelle vous êtes confronté est toutefois (i) de vous la procurer car elle est épuisée, (ii) de digérer son extrême richesse, ce qui risque de vous prendre un temps disproportionné pour l’interprétation d’un mot sur les 36 368 que compte la directive et (iii) d’adapter les conclusions de son auteur à l’interprétation d’une directive intervenue 23 ans plus tard. Il vous reste à entreprendre une petite recherche archéologique dans les commentaires publiés par l’OCDE sur le modèle de règles et à vous satisfaire d’une définition limpide et facile à appliquer (§ 41, p. 51) : « A Constituent Entity is considered as holding “economically” a Portfolio Shareholding when it has (or is entitled to) all or substantially all the benefits and burdens of ownership, including rights to profits, capital, reserves, or voting carried by its Ownership Interests, and has not renounced or transferred such rights under another arrangement over the tested period. Whether a Constituent Entity has (or is entitled to) all or substantially all the benefits and burdens of ownership is determined on the basis of facts and circumstances ».
5. La directive GloBE, disions-nous, emprunte à certains droits étrangers leurs concepts. Elle leur emprunte aussi leur style. Les juristes des pays de Common Law aiment, par exemple, ce qui est « raisonnable ». Aussi, dans le cadre de la directive GloBE, une organisation à but non lucratif est une entité qui n’utilise ses revenus au profit de personnes physiques qu’à titre de « payment of reasonable compensation » pour les services rendus par celles-ci (art. 3, 11, (d), ii)). La directive tient par ailleurs compte du cas où il n’est pas « reasonably practicable » de déterminer le résultat net comptable d’une entité constitutive en application de la norme de comptabilité financière utilisée pour l’établissement des états financiers consolidés de l’entité mère ultime (art. 15.2). Elle fait référence à plusieurs endroits à l’idée de « reasonable expectation » (art. 38, 1, (b)) ou de « reasonable anticipation » (art. 16, 8, (b), art. 39, 2, (b), art. 43, 1). Le style n’est pas sans élégance. Il offre à l’interprète la flexibilité nécessaire à l’art juridique. Il n’est néanmoins pas dit qu’il passerait en France le filtre du Conseil d’État agissant en tant que conseiller juridique des organes de l’État, tant il est vrai que cette flexibilité est aussi synonyme d’ambiguïté. Mais nous ne sommes pas en France. Aussi la version française de la directive se contente-t-elle d’une traduction purement littérale : les textes précités font donc référence à la « rémunération raisonnable », à ce qui est « raisonnablement possible », et à ce à quoi on peut « raisonnablement s’attendre ». Estimons-nous heureux, d’ailleurs : la directive n’utilise pas le mot « raisonnable » deux fois dans la même phrase, à l’instar de la règle générale anti-abus britannique introduite par la loi de finances pour 2013 qui comporte un célèbre « double reasonableness test » selon lequel l’administration fiscale doit, pour démontrer le caractère abusif d’un montage, démontrer que les actes passés par le contribuable « cannot reasonably be regarded as a reasonable course of action ».
6. Restent les cas les plus problématiques. Le premier se rencontre quand le même mot figurant dans la version anglaise de la directive n’est pas traduit de façon homogène dans la version française. Considérons par exemple l’adverbe « substantially ». Le logiciel DeepL le traduit par « de manière substantielle », ou encore par « en grande partie », « substantiellement » ou « de manière importante ». A s’en tenir à cette première approche, on croit donc comprendre que ce qui est substantiel est prédominant, voire largement prédominant : un but « substantiellement fiscal », c’est un but fiscal largement prédominant. On se situe quelque part entre « principal » et « exclusif ». Mais la directive brouille les pistes : à l’article 33, l’expression « all or substantially all of the group entities » est traduite dans la version française par « la totalité ou la quasi-totalité des entités d’un groupe » ; en revanche, à l’article 3, 11, (b), « substantially all the income » est traduit par « une partie substantielle des revenus », tandis qu’à l’article 2, 3, (c), « substantially all of its income is derived from dividends […] » est traduit par « les bénéfices [sont] constitués pour l’essentiel de dividendes ». Un mot anglais (« substantial »), trois mots français avec trois nuances distinctes : Dieu que la langue française est riche… Viendra-t-on à le regretter ?
7. Les autres cas problématiques se rencontrent lorsque les mots utilisés par la directive semblent ne pas avoir de signification clairement identifiée. Les enjeux sont importants. Un exemple, encore : un véhicule d’investissement immobilier (« real estate investment vehicle ») est une « widely held entity » (art. 3, 32), soit, dans la version française de la directive, une « entité dont les capitaux sont largement répartis ». Mais qu’est-ce qu’une entité « dont les capitaux sont largement répartis » ? Les amateurs d’hybrides auront peut-être le bon réflexe en se souvenant que l’article 9a de la directive ATAD modifiée par la directive ATAD 2 (voir en France l’article 205 C du CGI) et relatif aux hybrides inversés faisait déjà référence à la notion de « vehicle that is widely held ». Interpréter une directive à la lumière d’une autre, voici un sain réflexe que la CJUE a fait sien dans certains arrêts2. Las… Dans la directive ATAD 2, la notion de « widely held vehicle » reçoit une traduction française (« organisme à participation large ») qui n’est pas la même que dans la directive GloBE… Peut-être s’agit-il de synonymes, mais la question reste la même : de quoi s’agit-il ? Faute de réponse certaine dans d’autres directives, la pluralité des traductions d’une directive à l’autre ajoute de l’incertitude à de l’ambiguïté.
8. Que dire alors des cas de conflits entre versions linguistiques ? Passons sobrement sur le conflit qui paraît exister entre les versions anglaise et française de la notion d’« entité mère » (art. 3, (24)), lequel se résout assez aisément en se reportant au modèle de règles élaboré par le Cadre inclusif. Il existe d’autres cas moins simples, tel celui de l’article 32 sur les « régimes de protection » (sic), qui subordonne l’applicabilité des règles de simplification au constat que le niveau d’imposition effectif des entités situées dans une juridiction « remplit les conditions d’une convention internationale éligible en matière de régimes de protection ». Le lecteur français comprend qu’il faut donc que les États membres concluent entre eux une convention ad hoc pour faire jouer les règles de protection, ce qui paraît confirmé par l’alinéa 2 du même article qui définit la notion de « convention internationale éligible […] » comme « un ensemble international de règles et de conditions auquel tous les États membres ont donné leur consentement et qui accorde aux groupes relevant du champ d’application de la présente directive la possibilité de choisir de bénéficier d’un ou de plusieurs régimes de protection pour une juridiction ». Lecture erronée, cher lecteur ! Une « convention » au sens de l’article 32, ce n’est pas une convention au sens où nous l’entendons habituellement, c’est-à-dire un accord écrit entre des États… Ne pas oublier, en effet, que la version anglaise ne parle que de « qualifying international agreement », lequel ne suppose pas un accord couché sur le papier, mais une simple rencontre internationale des volontés. Il a fallu, pour qu’on le comprenne, que ce point soit confirmé publiquement par les représentants de la Commission européenne lors de la conférence organisée conjointement par la région Europe de l’IFA et l’European Association of Tax Law Professors le 15 mars 2023.
9. Autant dire que les divergences entre les versions linguistiques sont un sujet de préoccupation sérieux, et qu’il est à cet égard utile de rappeler les principes énoncés par la CJUE lorsque ce type de divergence se présente : premièrement, toutes les langues de l’Union européenne ont le même statut de langue officielle, si bien qu’aucune version linguistique ne doit a priori prévaloir sur une autre ; deuxièmement, en présence de divergences linguistiques, on ne saurait apprécier la portée de l’expression concernée sur la base d’une interprétation exclusivement textuelle. Il y a lieu, dès lors, d’interpréter cette expression à la lumière du contexte dans lequel elle s’inscrit, des finalités et de l’économie de la directive3.
10. Résumons les principales instructions de notre précis de jonglage :