Lutte contre la fraude et l'évasion fiscales - Indicateurs de performance - Ces dernières années ont été très riches en mesures destinées à lutter contre la fraude et l'évasion fiscale internationales. Vient aujourd'hui le temps d'évaluer leur efficacité et de poser la question des critères de cette évaluation.
2. Un des objectifs de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales consistait à renforcer la transparence fiscale. Lors d'une réunion de G20 en juin 2016, il a été convenu de l'évaluer à travers trois critères : la mise en œuvre de la norme OCDE en matière d'échanges de renseignements à la demande2, l'engagement de mettre en œuvre la norme OCDE en matière d'échange automatique3, ainsi que l'adhésion à la convention multilatérale de l'OCDE en matière d'assistance administrative mutuelle. Dans un rapport remis aux É tats du G20 en dé cembre 2018, l'OCDE constate, au regard du premier de ces critères, que le nombre de demandes de renseignement a augmenté de manière significative au cours des dernières années. Le rapport ne précise pas le pourcentage de ces demandes qui ont pu obtenir des réponses satisfaisantes. Il indique cependant que 90% des États évalués par leurs pairs (soit une centaine d'États) ont été jugés comme étant en conformité ou “largement en conformité” avec la norme de l'OCDE. Seul un État (la république de Trinité-et-Tobago) est considéré comme n'étant pas conforme et cinq autres États ne le sont que partiellement. Quant à l'échange automatique de renseignements, l'OCDE constate que sur les 98 juridictions qui se sont engagées à mettre en œuvre la norme de l'OCDE dans ce domaine, 83 ont déjà commencé à procéder à des échanges automatiques. 15 juridictions ont en revanche encore des progrès à faire, soit en apportant des modifications nécessaires à la législation interne, soit en développant leur réseau conventionnel. Enfin, 126 juridictions ont adhéré à la convention multilatérale en matière d'assistance administrative4.
Il est intéressant de noter que pour l'établissement de la liste européenne des États et territoires non coopératifs, le respect du critère de la transparence fiscale (V. § 18) est aligné sur les résultats d'évaluation par les pairs organisée par l'OCDE. Ainsi, figurent sur la liste de l'UE les États et territoires qui ont été considérés comme n'étant pas en conformité avec les normes de l'OCDE pour deux des trois critères susmentionnés5. En revanche, l'article 238-0 A du CGI se réfère uniquement au troisième critère, celui relatif à l'assistance administrative. En effet, l'exclusion de la liste des ETNC des États ayant conclu des conventions d'assistance administrative avec au moins douze autres États ou territoires fait implicitement référence à l'un des critères d'inscription sur la liste dite « blanche » - par opposition aux listes « noire » et « grise » - de l'OCDE. On peut pourtant se demander si cette référence à la conclusion de conventions administratives avec douze États est encore pertinente depuis l'adoption de la convention multilatérale dans ce domaine. En outre, pour l'OCDE il ne s'agissait que d'un critère parmi d'autres. Elle a ainsi retiré tous les États de sa liste « noire » au motif qu'ils pratiquaient désormais des échanges effectifs de renseignements, sans mentionner le nombre de conventions d'assistance administrative qu'ils avaient conclu. Il faut donc souligner que tous les États qui figurent sur la liste française des ETNC sont jugés être en conformité (ou « largement en conformité ») avec la norme OCDE en matière d'échanges de renseignements à la demande.
À noter également que les progrès accomplis en matière de la transparence fiscale n'empêchent pas l'émergence de nouvelles propositions. Le Parlement européen appelle ainsi le groupe « Code de conduite »6 à évaluer tous les projets d'amnistie fiscale envisagés par les États membres7. La mise en place, récente, du guichet de régularisation pour les entreprises pourrait ainsi être concernée8.
3. Les critères d'évaluation des mesures de fond destinées à lutter contre la fraude et l'évasion fiscales sont moins uniformes. Si les références aux travaux de l'OCDE sont également nombreuses tant au niveau national qu'au niveau de l'UE, l'ensemble est moins cohérent.
Le projet BEPS de l'OCDE vise à lutter contre « des dispositifs permettant soit de faire disparaître des bénéfices, soit de les transférer artificiellement vers des zones à fiscalité faible ou nulle »9. C'est ce phénomène que désigne l'expression « érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices » (ou « base erosion and profits shifting » en anglais, ayant donné lieu à l'abréviation BEPS). À l'issue de ce projet, l'OCDE a élaboré un cadre inclusif destiné à accompagner les États dans la mise en œuvre de ces mesures et à permettre l'évaluation des États par leurs pairs. Cette évaluation s'articule au regard des quatre standards minimum : celui relatif à l'élimination des pratiques fiscales dommageables (Action 5), celui qui vise à empêcher l'utilisation abusive des conventions fiscales, notamment le chalandage fiscal (Action 6), celui destiné à améliorer la transparence au moyen des déclarations pays par pays (Action 13) et, enfin, le standard relatif à l'efficacité́ des mécanismes de règlement des différends (Action 14). Le dernier rapport adressé par l'OCDE au G20 constate ainsi que sur les 234 mesures nationales jugées dommageables, 134 ont déjà été modifiées ou abolies. Le rapport vise également la modification de 1400 conventions fiscales via l'instrument multilatéral afin d'y inclure les clauses anti-abus. Les premières déclarations pays par pays ont eu lieu en été 2018 et donneront lieu à une évaluation publiée en 2019. En revanche, pour le dernier critère, celui de l'efficacité de la résolution des différends, les résultats sont incomplets. Certes, l'OCDE fournit les pourcentages quant au résultat des procédures amiables : 80% des procédures amiables portant sur les prix de transfert ont abouti à une solution, dont 65% ont permis une élimination complète des doubles impositions. En revanche, elle n'indique pas le nombre - et son évolution dans le temps - des procédures amiables10.
Au niveau de l'UE, la préoccupation porte, de façon générale, sur la préservation des recettes des États membres. La Commission européenne évalue ainsi les montants des recettes fiscales non recouvrées - le « tax gap » - quelles qu'en soient les raisons, y compris lorsque cette perte de recettes est due au manque de clarté de la législation ou encore à la négligence de l'administration11. Quant à l'évaluation des mesures destinées à protéger les recettes fiscales de comportements repréhensibles de la part des contribuables ou de la part d'autres États, l'élaboration des critères devient floue. Ainsi, si l'UE connaît également la notion de « mesures fiscales dommageables », celles-ci ne s'inscrivent pas expressément dans un cadre plus vaste de la lutte contre les situations où l'apparence ne correspond pas à la réalité, même si certains critères du caractère « dommageable » y renvoient12. Cette notion a pris une importance particulière depuis qu'elle a été intégrée comme un des critères de la liste noire de l'Union européenne (V. § 21). C'est à ce titre d'ailleurs que la Suisse pourrait se retrouver sur cette liste13.
Lorsqu'on cherche, en revanche, à évaluer le comportement des contribuables, la Commission distingue bien la fraude fiscale, qui correspond pour la Commission aux comportements illégaux, difficiles à évaluer. Les seules statistiques disponibles sont celles relatives à l'économie grise14. Les autres types de comportement, en principe légaux, sont moins bien distingués par la Commission et les actes législatifs ne permettent pas de l‘éclairer. La directive anti-évasion fiscale (dite ATAD) ne définit pas le phénomène qu'elle cherche à combattre, même si de nombreuses références au projet BEPS laissent entendre qu'elle s'inscrit dans le prolongement de l'action de l'OCDE et cherche donc à lutter contre le même phénomène d'érosion de la base imposable15. La directive adoptée en 2018 pour imposer des obligations déclaratives concernant des dispositifs transfrontières (voir §21) se réfère tantôt à l'évasion fiscale, tantôt à la planification fiscale agressive. Le Conseil y renonce expressément à toute tentative de définition, lui substituant un faisceau d'indices classés en fonction de leurs caractéristiques et de leur importance16. Cependant, un critère apparaît indirectement, puisque les indices en question visent à établir que « l'avantage principal ou l'un des avantages principaux qu'une personne peut raisonnablement s'attendre à retirer d'un dispositif, compte tenu de l'ensemble des faits et circonstances pertinents, est l'obtention d'un avantage fiscal »17. Le critère ainsi formulé fait perdre de vue l‘idée de dissociation entre l'apparence et la réalité. En effet, non seulement il ne s'y réfère pas, mais il se définit par rapport aux effets prévisibles de la situation et non par rapport aux objectifs essentiels poursuivis par le contribuable, contrairement, par exemple, à la jurisprudence de la CJUE18.
Cette confusion dans les définitions se retrouve dans les critères d'évaluation de l'efficacité des politiques nationales. Une publication de la Commission européenne intitulée « Les indicateurs de la planification fiscale agressive » part du postulat que « l'évasion fiscale » et la « planification fiscale agressive » sont des synonymes et correspondent à un comportement qui cherche à réduire la charge fiscale en allant à l'encontre de l'esprit de la loi19. Pour mesurer l'importance de ces phénomènes, la Commission se réfère à plusieurs indicateurs, telle la différence entre le taux théorique et le taux réel d'imposition des sociétés, mais aussi le montant d'investissements étrangers directs en pourcentage du PIB du pays. Ce dernier critère est particulièrement significatif, selon la Commission, lorsque l'importance de cet investissement ne peut être expliquée par des considérations économique20. Ainsi appréhendé, il peut refléter tant les comportements contraires à l'esprit de la loi que des mesures fiscales dommageables destinées au contraire à favoriser ce type de comportement.
Certains de ces indicateurs sont désormais utilisés dans le cadre d'évaluation des politiques économiques et budgétaires des États membres lors du semestre européen21. Les députés - tant français22 qu'européens23 - ont salué cette initiative et ont appelé de leurs vœux la pérennisation de cette pratique. L'évaluation des mesures fiscales nationales dans ce contexte est officiellement destinée à préserver les recettes publiques de l'État en question. Il s'agit pourtant, en grande partie, de mesures fiscales très attractives qui permettent d'accroitre significativement la base imposable, même si c'est au prix de la réduction du taux effectif d'imposition. Il n'est donc pas certain que ces mesures aboutissent à une réduction des recettes fiscales dans l'État en question. Elles font en revanche certainement partie des régimes fiscaux dommageables et à ce titre réduisent les recettes fiscales d'autres États. La Commission le reconnaît en précisant que « Les retombées négatives des stratégies de planification fiscale agressive des contribuables entre les États membres requièrent une action coordonnée des politiques nationales pour compléter la législation de l'UE »24. Sans remettre en cause la légitimité de la lutte ainsi menée par les institutions européennes, on ne peut que regretter la confusion autour des phénomènes concernés et le risque d'un glissement des critères juridiques vers des indicateurs économiques.
4. Au niveau national , la confusion entre les différents phénomènesest également fréquente. Madame Peyrol dénonçait ainsi l'utilisation sur le site de l'administration fiscale sous le titre de « coût de l'évasion fiscale » des statistiques relatives à la fraude fiscale, prises dans un rapport du Syndicat national Solidaires Finances Publiques. Elle en profitait pour appeler à la création d'un groupe de travail dont la mission serait de « mettre au point une méthode d'évaluation de la fraude et de l'évasion fiscales faisant consensus et systématiser l'évaluation annuelle de ces comportements »25.
En attendant la réalisation d'un tel projet, Madame Peyrol a pu apporter des précisions au contenu du document de politiques transversales (dits « DPT ») dédié à la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, joint au projet de loi de finances de l'année26. Destiné à l'information du Parlement, il contient, comme tous les DPT, des informations relatives aux objectifs de la politique concernée, les indicateurs de sa performance, ainsi que les dispositifs mis en place, pour l'année à venir, l'année en cours et l'année précédente. Le dernier DPT en date, consacré à la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, présente notamment le rendement des opérations de contrôle fiscal en isolant les poursuites de nature pénale et le contrôle des opérations internationales, ainsi que les rendements des dispositifs législatifs en matière de lutte contre l'évasion fiscale internationale. Il donne également des statistiques de recouvrement effectif des impôts rectifiés (qui ne tiennent pas compte des montants en sursis qui font l'objet d'un contentieux)27. Suite à l'amendement proposé par Madame Peyrol, la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude a précisé que le DPT devra en outre contenir la liste des outils fiscaux en vigueur contre la fraude, l'évasion et l'optimisation fiscales en faisant état de leur utilisation, de leur rendement individuel et des modifications susceptibles d'être apportées pour améliorer leur performance28. À noter que le dernier DPT n'était pas concerné par cette réforme, étant donné qu'il était déposé en même temps que le projet de loi de finances pour 2019, soit le 24 septembre 2018, un mois avant l'entrée en vigueur de la loi relative à la lutte contre la fraude.
Il est intéressant de noter quelques incohérences entre les précisions apportées par la loi relative à la lutte contre la fraude et les recommandations du rapport d'information relatif à l'évasion fiscale internationale29. Ainsi, le rapport recommande de mesurer l'efficacité de l'abus de droit en tenant compte de son effet dissuasif et non de son rendement (qui pourrait être d'autant plus faible que l'effet dissuasif est fort)30. La même logique ne pourrait-elle pas s'appliquer à d'autres dispositifs de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale ? Il est également étonnant de voir que le Gouvernement est appelé à mesurer l'efficacité d'outils fiscaux destinés à lutter contre l'« optimisation fiscale », alors que Madame Peyrol rappelle dans le rapport le droit du contribuable au choix de l'option fiscale la moins onéreuse et s'attache à distinguer les comportements « fiscalement répréhensibles » de l'« optimisation fiscale »31.
Lutte contre la fraude et l'évasion fiscales - Économie numérique - Perspectives 2019 - Les questions d'imposition de l'économie numérique occupent une place majeure dans les travaux consacrés à l'évasion fiscale, même si elles posent davantage le problème d'une « juste imposition », voire de la concurrence fiscale entre les États. Pour y faire face, 2019 sera-t-elle l'année de l'imposition minimum mondiale ?
6. L'idée d'une imposition minimum mondiale a été proposée par l'Allemagne dans un contexte de doutes sur la pertinence de la taxe de 3% sur les services numériques32. Elle a été reprise par la France33 qui a récemment confirmé son intention de la promouvoir lors de sa présidence du G734. Cette idée a également été soumise au groupe de réflexion sur l'économie numérique (le « GREN »), organe subsidiaire du comité des affaires fiscales de l'OCDE, qui s'est engagé à rendre un rapport définitif sur les solutions d'imposition de l'économie numérique en 202035.
Ce projet constituerait une mesure complémentaire au système traditionnel de la répartition du droit d'imposer entre les États. Ainsi, si l'État à qui une convention fiscale attribue en priorité le droit d'imposer (qui serait, le plus souvent, l'État de source) prélève un impôt suffisant sur les bénéfices concernés, la répartition du droit d'imposer ne s'en trouve pas modifiée. En revanche, dans le cas contraire, un impôt supplémentaire pourra être prélevé soit par l'État de résidence du contribuable, soit par l'État du marché (de la résidence des consommateurs)36. Le fondement de l'imposition dans l'État du marché ne fait pourtant pas l'unanimité. L'OCDE a toujours considéré que le simple accès au marché ne constituait pas un degré suffisant d'intégration dans l'économie locale, susceptible de justifier une imposition37. À l'inverse, les États-Unis considèrent que l'accès au marché justifie une imposition tant en interne dans le système fédéral38 que vis-à-vis des sociétés étrangères39. Si l'obstacle théorique est dépassé, ce système éliminerait définitivement les doubles non-impositions, quelle qu'en soit la cause, et réduirait significativement l'impact de la concurrence fiscale entre les États. Une telle mesure irait ainsi bien au-delà de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales.