#Mots-clés: Bénéfices industriels et commerciaux, charges déductibles, sanctions pécuniaires, pénalités, dommages et intérêts punitifs, punitive damages, autorité étrangère, ordre public international, obligation légale étrangère, conception française de l’ordre public international
#Article du CGI/LPF: 39
#Convention fiscale:
#Pays:
La présente affaire porte sur la déductibilité du résultat imposable en France de la sanction pécuniaire prononcée par une autorité étrangère à raison de la méconnaissance d’une obligation légale étrangère. Elle pose plus particulièrement la question de savoir si la condamnation d’une société française au versement de punitive damages à une société cocontractante américaine en raison d’agissements illégaux en supplément des dommages-intérêts compensatoires, prononcée par une juridiction américaine dans le cadre d’un litige civil, méconnait la conception française de l'ordre public international.
En l’espèce, l’affaire concerne une société française, membre d’un groupe fiscalement intégré dont la société intimée est la mère, qui a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle l’administration fiscale a notamment remis en cause la déduction de son résultat imposable d’une charge et d’une provision destinées à couvrir les dommages-intérêts punitifs (punitive damages) qu’elle a été condamnée à verser par les juridictions fédérales du Kansas à une société cocontractante américaine dans le cadre d’un litige civil l’opposant à cette dernière, ce qui a engendré pour la société mère, un supplément d’impôt sur les sociétés et de contribution additionnelle à cet impôt.
Par un jugement du 12 septembre 2012, le TA de Montreuil a déchargé la société mère redevable des cotisations supplémentaires établies à raison de ces remises en cause. Selon le TA, ces dommages et intérêts punitifs ont pour objet de permettre une indemnisation de l’ensemble du préjudice effectivement subi par la société cocontractante américaine et sont déductibles du résultat imposable en France, quand bien même la condamnation dont ils procèdent est la conséquence directe des activités illégales de la société française. (TA Montreuil, 12 sept. 2019, n° 1803302, SNC United Technologies Paris : FI 4-2019, n° 7, § 1, concl. contr. C. Noël, comm. L. Chesneau.). La CAA de Versailles a confirmé pour l’essentiel la solution retenue en première instance (CAA Versailles, 5 oct. 2021, n° 20VE00034, SAS Alder Paris Holdings : FI 1-2022, n° 7, § 1, concl. F. Met, comm. L. Chesneau). Par une décision de Plénière fiscale du 8 décembre 2023, le Conseil d’État a cependant annulé les articles de cet arrêt confirmant l’essentiel de la décharge prononcée (CE, plén. fisc., 8 déc. 2023, n° 458968, Min. c/ SAS Alder Paris Holdings, concl. É. Bokdam-Tognetti : Rec. Lebon ; FI 1-2024, n° 7, § 1, comm. L. Chesneau ; FI 2-2024, n° 7.1, C. Meurant). Statuant sur la qualification de punitive damages prononcés par une juridiction américaine, le Conseil d’État a considéré que le 2 de l’article 39 du CGI fait obstacle à la déduction de toute somme d’argent mise, aux fins de prévention et de répression, à la charge d’un contribuable qui a méconnu une obligation légale. Il a ainsi jugé que n’est pas déductible la sanction pécuniaire prononcée par une autorité étrangère à raison de la méconnaissance d’une obligation légale étrangère, sauf si cette sanction a été prononcée en contrariété à la conception française de l’ordre public international.
Au cas présent, la société mère soutient d’une part, que la condamnation de sa filiale a été prononcée selon des règles formelles et procédurales régissant le fonctionnement des tribunaux américains qui sont contraires à la conception française de l’ordre public international et d’autre part, que cette condamnation atteint un montant disproportionné également contraire à cette conception française.
Dans sa décision, la CAA commence par rappeler la règle énoncée par le Conseil d’État de non-déductibilité des sanctions pécuniaires sous réserve de la conformité à la conception française de l’ordre public international. La CAA de Versailles confirme ensuite la qualification de sanctions des punitive damages. Elle précise en effet que les dommages-intérêts punitifs visant à dissuader la réitération de faits similaires à celui à l’origine du dommage et s’ajoutant aux dommages-intérêts compensatoires versés par ailleurs pour réparer le préjudice subi, présentent le caractère d’une sanction pécuniaire au sens du 2 de l’article 39 du CGI.
La cour considère d’une part, que la sanction infligée à la société française ne méconnaît pas le principe de proportionnalité des peines prévu par l’article 8 de la DDHC et son droit au respect de ses biens protégé par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention EDH. En effet, la cour souligne que :
- le montant de la sanction, plafonné à 5 millions de dollars, n’est pas disproportionné compte tenu de l’ampleur du préjudice subi par la société américaine (près de 4,8 millions de dollars) et de la nature des manquements de la société française ;
- la circonstance que cette somme soit supérieure au montant du préjudice retenu pour le versement des compensatory damages, n’est pas suffisant pour caractériser une telle disproportion au sens des principes essentiels du droit français ; et
- à supposer qu’en application des règles françaises et européennes la somme qui aurait pu être mise à sa charge à raison de manquements similaires pour compenser le préjudice subi, équivalent aux compensatory damages, aurait été moins élevée, ne démontre pas que le montant octroyé au titre des dommages-intérêts punitifs, qui sont d’une autre nature, serait excessif.
La cour considère d’autre part, que la procédure à l’issue de laquelle la sanction a été décidée n’a pas méconnu les exigences d’un procès équitable et les droits de la défense, protégés par la DDHC, la Convention EDH et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle relève ainsi que :
- la société française a pu largement comprendre les raisons de la condamnation aux versements de punitive damages et de son montant, en critiquer, devant des juges professionnels de première instance et d’appel, les motifs de façon utile et recevoir une réponse motivée à l’ensemble de ses critiques ;
- le jury a reconnu que les deux sociétés poursuivies avaient commis les manquements d’appropriation illégale qui leur étaient reprochés, a écarté le grief de fraude concernant la société française, ne disposait que d’un avis consultatif s’agissant du montant de la sanction ; et
- la société ne justifie ni même n’allègue que le juge de première instance ou les juges d’appel, auraient été partiaux.
Dans ces conditions, la CAA juge que la sanction litigieuse n’a pas été infligée en contrariété avec la conception française de l’ordre public international. Ainsi, les punitive damages ne sont pas déductibles du résultat imposable. Conformément aux conclusions du rapporteur public, la cour annule le jugement du 12 septembre 2019 du TA de Montreuil.